Épaves coulées. Un bien pour la mer ?
Pourquoi ne pas couler les vieux navires ? Cette idée qui peut paraître écologiquement saugrenue n'est pas écartée d'un revers de manche par les scientifiques. Certains y voient même un plus pour la faune et la flore marines.
Il
y a un peu plus d'un mois, le député socialiste concarnois
Gilbert Le Bris défendait dans nos colonnes le droit de pouvoir
immerger certaines épaves. Des opérations interdites en
Europe, depuis 2001 en Méditerranée et depuis 2005 en
Atlantique. Pour le parlementaire, cette solution alternative au démantèlement
serait écologiquement et économiquement viable. Mieux,
les coursives des anciens bateaux pourraient devenir des niches à
poissons et crustacés. Un ravissement pour les plongeurs qui
ne manqueraient pas d'y promener leurs masques. Mais qu'en pensent les
scientifiques ? |
Même si les bateaux coulés peuvent servir à enrichir la faune et la flore, l'immersion doit se faire dans un cadre bien réglementé selon les scientifiques. Photo DR |
Pas
de rejet en bloc
À
notre grande surprise, aucun n'a rejeté en bloc cette idée.
Daniel Desbruyères, chercheur à Ifremer, y voit l'opportunité
d'enrichir la faune et la flore dans la zone d'immersion. «À
condition que ces navires soient parfaitement dépollués».
C'est-à-dire débarrassés des hydrocarbures, des huiles,
mais aussi des câbles et des revêtements polluants. Dans son bureau
du Cedre (*) à Brest, François Cabioc'h, ingénieur chimiste,
spécialiste des pollutions marines, partage ce point de vue. «Après
la Seconde Guerre mondiale, on a fait beaucoup de conneries. On a été
jusqu'à immerger des bateaux de guerre bourrés d'explosifs.
Je pense qu'on pourrait reprendre les immersions dans un cadre bien réglementé».
Et le chimiste de pointer du doigt le manque de connaissances scientifiques
sur le sujet. «Aucun véritable suivi n'a été fait.
Ça pourrait donner lieu à un beau programme de recherches».
Notamment sur la dégradation des polluants organiques persistants que
l'on trouve dans les peintures. A fortiori, dans celles de la Marine nationale
qui sont plus résistantes. «On ne connaît pas le temps
de migration de ces produits dans le milieu. Il reste de nombreuses zones
d'ombre».
L'amiante
redeviendrait inoffensif
Et
l'amiante dans tout ça ? Paradoxalement, il ne semble pas poser de
problème en milieu aqueux. «À l'air libre, ce sont les
fibres que l'on respire qui sont dangereuses. Dans l'eau, l'amiante se refossilise
facilement», précise Michel Girin, du Cedre. «En quelques
mois, il se recouvre d'une épaisse couche d'algues et de micro-organismes».
Tous les bateaux deviennent-ils des refuges pour les espèces marines
? Majoritairement, c'est le cas. Mais parfois certaines épaves restent
un désert de vie. «C'est le cas autour d'Ouessant, dans une zone
où les courants ne sont pas particulièrement forts», poursuit
François Cabioc'h. N'expliquant pas ce phénomène, il
y voit un bon sujet de recherches.
Des
limites
Avec
tous ces points positifs, faut-il couler demain tout ce qui flotte aujourd'hui
? Même les plongeurs ne sont pas de cet avis. Pour eux, bien sûr,
la mer n'est pas une poubelle. Ils mettent aussi en avant l'intérêt
esthétique des épaves et leurs dangers. Gilbert Le Bris, de
son côté, poursuit son combat pour l'«océanisation».
«J'ai demandé une entrevue à Hervé Morin, le ministre
de la Défense. En attendant, je continue à m'informer activement
sur le sujet». Récemment, en Allemagne, le député
a appris avec des scientifiques que la fertilisation en fer des océans
jouerait un rôle important dans l'absorption du CO2 par l'eau de mer.
Un argument écologique supplémentaire dans sa poche.
*Centre de documentation et d'expérimentation sur les pollutions accidentelles des eaux.
Récifs artificiels. De la voiture à la rame de métro
Dans certains pays comme les Etats-Unis ou le Japon, on n'a jamais hésité à couler les vieilles coques. Sur le plateau continental, les poissons colonisent même des rames de métro et des carcasses de voitures.
Un char d'assaut coulé dans les eaux de la mer Rouge, en Jordanie, pour satisfaire les touristes occidentaux fondus de plongée. Des rames de métro immergées par centaines sur les fonds sableux de la côte est des Etats-Unis. On le voit, certains pays n'ont aucun scrupule à offrir à la mer des milliers et des milliers de tonnes de ferraille. Au pays de l'Oncle Sam, on ne s'est jamais embarrassé à démanteler les navires. Qu'ils soient porte-avions, frégates ou simples chalutiers. Tous, quasiment, finissent leur vie le flanc couché sur le plateau continental.
Etats-Unis
: puissant lobby des plaisanciers
«Dans
ce pays, le lobby des pêcheurs plaisanciers est extrêmement puissant,
explique Michel Girin, du Cedre. Ils ont toujours défendu ces immersions.
Car, pour eux, elles deviennent autant de zones de pêche intéressantes».
Cette systématisation du «tout à l'eau» a entraîné
de graves dommages écologiques, il y a quelques années, en Floride.
Dans une zone pauvre en faune et en flore, plus de deux millions de pneus
usagés avaient été arrimés au fond de l'eau. Les
poissons et les algues n'ont pas du tout apprécié le caoutchouc.
Les liens ont rompu et, poussés par les courants, les pneus sont allés
coloniser un vaste et précieux récif corallien tout proche.
Etouffant toute vie. En 2007, un lourd et coûteux programme de décontamination
a été mis en place. Il prendra fin en 2010. Au Japon aussi,
on est allé très loin. Près de 20.000 sites ont été
constellés de 350 modèles de récifs. Mais aussi d'innombrables
carcasses de voitures dépolluées et jetées à l'eau
pour créer des zones de peuplement halieutique. Certains scientifiques
nippons affirment que ces méthodes ont permis de préserver et
de renforcer la ressource.
Des
structures en béton en Méditerranée
En
France, certaines expériences ont été menées en
Méditerranée, près de Palavas-les-Flots, avec des cages
de béton totalement inoffensives pour le milieu. Non loin de là,
à Gruissan, près de Narbonne, 15.000m³ de structures diverses
ont été immergés de 1985 à 2002, dans le but de
peupler les fonds marins. En Bretagne, on compte très peu d'expériences
de ce type. Une d'entre elles a été menée à Morgat
(29) il y a plus de 30 ans. Les tempêtes sont venues à bout des
structures immergées. La dernière épave coulée
volontairement sur les côtes bretonnes l'a été en 1997.
Il s'agissait de l'Enez-Eussa2 qui, de 1962 à 1992, assurait la liaison
Brest-Ouessant. Après des mois et des mois de négociations et
de préparation de la coque, l'association Aseb (Archéologie
subaquatique en Bretagne) a coulé le bateau à deux milles au
large du Guilvinec (29). Depuis, elle est régulièrement visitée
par des plongeurs.
Amiral Jouot. «On coulera surtout des euros»
La solution de l'immersion est loin d'être une opération blanche, selon l'amiral Hubert Jouot, en charge de la déconstruction des navires pour la Marine. «A terme, elle pourrait d'ailleurs coûter bien plus cher que le démantèlement». «Monsieur démantèlement» part du principe, que, bientôt, la déconstruction des navires militaires en fin de vie rapportera de l'argent alors que l'océanisation aura toujours un coût plus important au fil du temps. Avant d'immerger un navire, il faut s'assurer de son niveau de dépollution. Pour ce faire, il faut réaliser une cartographie rigoureuse des matériaux et produits contenus dans la coque. Cette radiographie a un coût. Il faut ensuite débarrasser le navire des matériaux susceptibles de polluer les fonds marins sans toutefois avoir à se soucier de l'amiante et des produits amiantés (jugés inoffensifs dans l'eau).
Une
longue préparation
En
revanche, il faudra traiter les différents fluides polluants, dont
les fameux PCB dangereux pour les organismes vivants. Ces PCB, ou PolyChloroBiphényles,
et PCT, ou PolyChloroTerphényles, sont des dérivés chimiques
chlorés aussi appelés pyralènes, présents notamment
dans les fils électriques. Avant d'immerger une coque, il faudra la
débarrasser des complexes réseaux qui truffent les navires militaires.
Alimentations, transmissions, systèmes de combat. La tâche est
loin d'être neutre. Et si l'on veut bien faire le travail, il faudra
découper ou désosser de nombreuses cloisons. En parallèle,
une rigoureuse étude d'impact devra également être menée
sur le site et dans l'environnement immédiat choisi pour l'immersion.
Démarche qui, elle aussi, mobilisera des moyens et un certain délai
de traitement, selon Hubert Jouot. «L'océanisation coûtera
toujours de l'argent, alors que le démantèlement finira bien,
un jour, par en rapporter, une fois que la filière de valorisation
des matériaux aura acquis une certaine maturité».
Stéphane
Jézéquel et Didier Déniel
Le Télégramme - Bretagne
- 21/02/2009