Soja : Cargill dans le collimateur
Au port, le géant de l'aliment du bétail produisait 65 % de plus qu'autorisé
Faute
de farines animales, le bétail breton mange du soja. À
Brest, la production de la société Cargill
a allégrement dépassé le plafond autorisé
ces dernières années. Les riverains s'inquiètent,
la préfecture réclame une étude de dangers depuis
deux ans et l'usine du géant du commerce mondial de céréales
et oléagineux est contrainte de tourner au ralenti.
65 % de hausse d'activité ! C'est le beau résultat de la société Cargill sur le port de Brest. De 2000 à 2003, les volumes annuels exploités sont passés d'environ 450 000 tonnes à 750 000 tonnes. Seulement voilà, l'autorisation d'exploiter de l'usine a toujours été limitée à 450 000 tonnes ! Le boum économique du soja (surtout) et du colza est né de la vache folle. Alors que la menace d'épidémie s'étendait, les farines animales ont également été interdites dans l'alimentation des cochons et poulets en 2001. D'un coup, c'est tout le système d'élevage industriel breton qui se trouvait affamé. Il s'est tourné vers les protéines d'origine végétale. L'idéal, c'est le soja, essentiellement produit outre Atlantique et en général génétiquement modifié. Les compteurs de Cargill se sont affolés. |
L'usine Cargill de Brest est la seule unité de trituration du soja en Bretagne. Elle fournit 40 % des besoins en protéines des élevages. Elle espère obtenir une autorisation d'exploiter 900 000 tonnes par an contre 450 000 tonnes aujourd'hui. |
Géant
américain
L'usine
brestoise du géant américain (90 000 salariés, 25 % du
commerce mondial de céréales et oléagineux, 40 % du marché
français des protéines végétales) est la seule
unité de trituration et de pressage en Bretagne. Elle transforme les
graines en « tourteaux » (sortes de copeaux) d'un côté,
destinés aux élevages, et en huile de l'autre, incorporée
ensuite dans diverses préparations alimentaires destinées à
la consommation des ménages.
Par arrêté
préfectoral du 9 avril 2004, Cargill a finalement été
sommée de revenir à la production pour laquelle elle était
autorisée. C'est chose faite.
Évidemment,
le trafic de soja et colza au port de Brest a pris une claque : moins 36 %
en 2004. Et on peut s'étonner au passage de la façon dont la
Chambre de commerce et d'industrie (CCI) s'est abstenue de présenter
la situation réelle à laquelle était confrontée
Cargill, l'un de ses plus gros partenaires, avec un tiers du trafic portuaire
global. Ainsi, dans un communiqué du 10 janvier dernier, la CCI expliquait
la chute du trafic par « la baisse du nombre de productions
agricoles en Bretagne, notamment avicoles qui entraîne une baisse des
importations d'alimentation du bétail ». Certes, le
poulet est en crise, mais selon Laurent Morin, chargé d'études
économiques à la chambre régionale d'agriculture, la
baisse de fabrication d'aliments toutes espèces confondues n'a été
que de « 1 % en 2004 » !
Cargill
doit également fournir une étude de dangers. Il s'agit d'envisager
les cas d'explosion par exemple, leurs conséquences et les mesures
à prendre pour limiter le risque. Cela suppose au passage d'importants
équipements de sécurité. Ces études sont demandées
aux installations industrielles dites « classées », parce
que potentiellement dangereuses.
«
Graves lacunes »
Selon
l'arrêté, « l'établissement, de par les activités
répertoriées sur le site ou dans son environnement immédiat,
lesquelles mettent en oeuvre notamment des produits réputés
dangereux - poussières combustibles, hexane, gaz naturel - est susceptible
d'être à l'origine d'accidents graves - explosion, incendie -
eux-mêmes susceptibles de conséquences graves tant à l'intérieur
du site que dans son environnement immédiat ».
Cargill,
construite à Brest en 1975, juste avant la loi de 1976 relative à
ces installations, semblait être passée entre les mailles de
l'administration. Une précédente mise en demeure a déjà
été formulée en février 2003. Selon la préfecture,
le dossier, finalement remis en décembre 2003 présentait encore
« de graves lacunes ». Depuis, les documents
présentés ont toujours été jugés incomplets.
Hervé de Praingy, directeur général de Cargill, assure
travailler « en toute transparence », mais il
constate que depuis l'accident d'AZF à Toulouse, « les
pouvoirs publics sont de plus en plus exigeants, ce qui a pour conséquence
un allongement des procédures ». Un nouveau délai
a été accordé à Cargill jusqu'à fin février
2005 pour remettre son étude de dangers. Restent quelques mois d'instruction,
d'éventuelles demandes de compléments puis d'enquête publique...
Pendant ce temps, Cargill tourne au ralenti.
L'odeur, le bruit et la crainte d'allergies
Si pour les nouveaux Brestois, l'odeur du soja planant régulièrement sur la ville est une sorte de curiosité locale, certains riverains la considèrent comme insupportable (1). Avec la baisse de régime, imposée à l'usine Cargill ces derniers mois, ils se sont calmés. Au Merle Blanc, le quartier le plus proche de l'usine, Pierre Youinou dit aussi moins souffrir du vacarme, qu'il décrivait encore au printemps dernier comme « des bruits stridents, chaque jour, chaque nuit, pendant la semaine et pendant le week-end ». Une étude approfondie des nuisances sonores et olfactives fait partie des éléments exigés par la préfecture.
Étude
en Espagne
Mais
au-delà de ces gênes évidentes, ce que redoute aujourd'hui
Pierre Youinou, par ailleurs éminent professeur en immunologie au CHU,
ce sont les risques d'allergie liés au soja. Il s'appuie sur les conclusions
d'une étude menée par des médecins espagnols et publiée
dans plusieurs revues médicales internationales. Ainsi, à Barcelone,
« de 1981 à 1987, 26 jours d'épidémie avaient
été détectés, affectant 688 patients victimes
d'asthme, générant 1 155 admissions aux urgences et environ
20 décès » (2).
Alertés
par le fait que les victimes vivaient pour la plupart à proximité
du port, ils avaient ensuite constaté une très forte corrélation
entre ce déferlement aux urgences et l'arrivée de certains bateaux.
Et de conclure : « Ces crises d'asthme à Barcelone étaient
causées par l'inhalation de poussières de graines de soja relâchées
pendant leur déchargement » (3). Selon le dictionnaire
Pharmacia des allergènes (4), « des cas d'asthme épidémique
ont été observés dans les zones situées à
proximité des ports où du soja était déchargé
des bateaux, à Barcelone, Carthagène, Tarragone, Valence, La
Coruna, Naples, la Nouvelle Orléans ».
Partout,
à la mairie, la CCI, la préfecture, Pierre Youinou a tiré
les sonnettes d'alarme. Réponse de Marc Sawicki, adjoint à la
santé à Brest. « Il me paraît hasardeux
d'établir des comparaisons trop hâtives entre des accidents qui
ont pu se produire sur d'autres sites et la situation brestoise. »
A priori, il n'y a pas plus d'asthme ou d'allergies à Brest qu'à
Quimper. En 1989, une thèse de médecine portant sur les dockers,
n'avait d'ailleurs pas montré de sensibilité particulière
au soja. Selon le directeur général de Cargill, leur propre
étude sur Brest a démontré que « la topologie
et la météorologie assurent une très bonne dispersion
des poussières ». Toutefois, aucune étude épidémiologique
n'a jamais vraiment été menée sur la population.
Poussières
aspirées
A
Barcelone, les médecins avaient constaté que les crises d'asthme
s'étaient arrêtées dès la pose de filtres spéciaux
sur un silo de soja qui en était dépourvu. Au nom de la CCI,
Jean-Luc Peltier, directeur des équipements portuaires, assure que
« toutes les trémies ont été traitées
anti pollution à l'émanation de poussières »
et que ces travaux « ont commencé en 1997 ».
Il s'agit en fait d'un système d'aspiration, disposé au-dessus
des tapis roulants, sur lesquels les grutiers vident leurs godets de soja,
ainsi acheminé vers les silos en plein vent.
Mais l'accalmie
imposée par la préfecture dans la production n'est sans doute
que provisoire. En régularisant sa situation, Cargill tente d'obtenir
une autorisation d'exploiter de 900 000 tonnes. Le soja représente
aujourd'hui d'après l'économiste Laurent Morin «
24 % du total des aliments du bétail consommés en Bretagne ».
Et selon lui, « le besoin continue de progresser ».
(1)
Une pétition a recueilli plus de 400 signatures au printemps.
(2) Thorax,
1995.
(3) The
New England Journal of Medicine, 27 avril 1989.
(4) www.asmanet.com
Sébastien PANOU.
Ouest-France - Brest - 03 mars 2005